Invités d'honneur du festival d'Angoulême, Mari Yamazaki, l'auteure de Thermae Romae, et Tori Miki reviennent sur leur nouvelle série manga Pline. Fruit d'une collaboration unique, elle parvient à passionner le lecteur sur un sujet peu évident : la Rome antique du premier siècle !
Un vide historique à combler
Pourquoi avoir choisi le personnage de Pline l'Ancien pour votre nouveau manga ?
Mari Yamazaki : Quand je travaillais sur Thermae Romae, j'ai parcouru lors de mes recherches l'Histoire naturelle et consulté des ouvrages qui parlaient de ce personnage. Il m'a tout de suite fascinée. Par ailleurs, Thermae Romae était une comédie, genre qui peut enfermer dans un cadre assez contraignant. Je n'ai pas pu exprimer tout ce que je voulais sur la Rome antique.

L'avantage de Pline, c'est qu'on ne sait rien de l'homme qu'il était. Ses contemporains n'ont absolument rien écrit à son sujet, et lui non plus. Ne reste pratiquement que sa grande œuvre, l'Histoire naturelle. Pline le Jeune a laissé un texte resté très célèbre narrant les derniers instants de de son oncle Pline l'Ancien, lors de l'éruption du Vésuve. Mais c'est à peu près tout... Il y avait donc un vide, dans lequel on a pu s'engouffrer avec toute la liberté créatrice que ça implique. Dans une certaine mesure, il était donc beaucoup plus facile de faire un manga consacré à Pline que de créer le héros de Thermae Romae.
Pourquoi avoir décidé de travailler à deux sur cette série ?
Tori Miki : Au départ, je m'étais dit qu'un manga à quatre mains demanderait deux fois moins de temps que de travailler seul. Je me suis trompé, ça en prend deux fois plus ! Blague à part, nous sommes tous les deux très ouverts sur l'extérieur, nous aimons nous nourrir de toutes sortes de choses, dans le manga ou ailleurs. Cette appétence naturelle en tant qu'auteurs nous a menés à l'idée que réaliser un manga ensemble serait forcément beaucoup plus intéressant.

Et comment s' organise le travail entre vous ?
Tori Miki : À la différence de beaucoup de mangakas, nous n'avons recours à aucun assistant, tant pour le scénario que pour le dessin. Cela viderait de sa substance notre collaboration telle que nous l'envisageons. Pour Pline, il n'y a pas de relation hiérarchique maître/assistant, nous sommes tous deux sur un strict pied d'égalité.
Lorsque nous commençons un chapitre, Mari Yamazaki va d'abord écrire un synopsis, qui sert de base à un premier round de discussions. Lorsque nous nous sommes mis d'accord, elle réalise un story-board très rapide, ce que l'on appelle un « nemu » au Japon. Elle me l'envoie et on discute sur les points à développer au niveau du texte ou du dessin. On passe ensuite au crayonné. On se répartit les différents éléments de dessin, puis on passe à l'encrage.
De manière générale, Mari Yamazaki s'occupe des personnages et moi des décors. Mais c'est une règle qui souffre de nombreuses exceptions ; il y a certains décors qu'elle tient à dessiner et des personnages qui me correspondent plus. Cela varie. Nous dessinons tous les deux sur papier, mais elle étant en Italie et moi au Japon, nous scannons et envoyons nos éléments par mail. C'est moi qui les réunit alors, les fusionne pour donner la page finale.

Pline aborde de nombreux domaines de connaissance, souvent pointus. Quelle part prend la documentation dans votre travail ?
Mari Yamazaki : S'il n'y avait qu'une référence à retenir, ce serait le texte original de l'Histoire naturelle de Pline. Toutes les descriptions d'animaux, de plantes, de phénomènes naturels... viennent directement de là. En revanche, pour l'environnement dans lequel évolue Pline, à savoir la Rome antique du premier siècle, nous consultons énormément d'ouvrages. Principalement sur le contexte et le système politiques, mais aussi sur l'architecture, les habitudes sociales...
Pline est une fiction historique : ayant très peu d'informations sur ce personnage, on invente, mais son environnement doit avoir une véracité historique la plus exacte possible, pour qu'aucune erreur ne soit pointée du doigt par les spécialistes de cette période. Par exemple, je me suis personnellement intéressée au système d’adduction d'eau à Rome, sujet que Pline n'aborde pas dans l'Histoire naturelle. D'autres recherches sont alors nécessaires pour pouvoir évoquer ce sujet de manière précise et historiquement vraisemblable.
Le manga pour transmettre
Mari Yamazaki, vous avez étudié les Beaux Arts à Florence, participé à la BD Les Rêveurs du Louvre... Le manga permet-il de démocratiser la culture classique, réputée moins accessible ?
Mari Yamazaki : Le manga est un outil merveilleux pour amener les lecteurs à s'intéresser à des thèmes auxquels ils n’auraient pas prêté attention. Par exemple, j'adore les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar. Mais si je disais aux gens de le lire, personne ne le ferait. En passant par le manga, ça peut être plus simple. Ainsi je fais beaucoup apparaître ce personnage de l'empereur Hadrien, qui me fascine, dans Thermae Romae, avec l'espoir d'amener les gens à mieux le connaître.

Nous écrivons également une série sur les peintres de la Renaissance, publiée actuellement au Japon, pour amener les lecteurs japonais à s’intéresser à cette période. J'ai l'impression que beaucoup ont peur que le sujet soit trop complexe pour eux, trop aristocratique... Pour moi qui les ai étudiés, les peintres de la Renaissance, dans leur relation avec leurs disciples mais aussi à bien d'autres niveaux, ressemblent énormément aux mangakas japonais d’aujourd’hui.
La comparaison entre culture japonaise et européenne est d'ailleurs un thème récurrent dans vos mangas...
Mari Yamazaki : Il n'y a pas de meilleure manière pour observer objectivement quelque chose que de prendre du recul. Ce que j'essaie de transmettre à travers mes mangas, quels qu'ils soient, c'est qu'en mettant sa propre culture en perspective, on peut mieux la comprendre.

Gengoroh Tagame fait aussi cette comparaison entre culture japonaise et occidentale dans Le mari de mon frère. La démarche vous parait similaire ?
Mari Yamazaki : Nous sommes tous deux de très grands fans du Mari de mon frère et du travail de Gengoroh Tagame en général, nous le connaissons d'ailleurs personnellement. Il a utilisé de la manière la plus intelligente qui soit le manga, pour amener les gens à se poser des questions qu'ils ne se seraient jamais posé autrement. J'ai l'impression de me retrouver dans sa démarche, il utilise le manga comme un outil pour amener les gens sur de nouveaux terrains.

Combien de tomes sont prévus pour Pline ? Une adaptation en anime est-elle envisagée comme pour Thermae Romae ?
Tori Miki : On n'a aucune idée du nombre de tomes à venir... C'est aux lecteurs de nous le dire en fait ! Dès le premier chapitre, on annonce la fin, puis on opère un saut dans le passé. Toute la question maintenant est de savoir la durée de ce cheminement jusqu'aux derniers moments de Pline...
Mari Yamazaki : Nous n'avons eu aucune proposition concernant une adaptation audiovisuelle, je pense que ce serait extrêmement compliqué. Mais un film dans le cadre d'une adaptation étrangère, et non japonaise, pourrait être intéressant !
Quels sont vos projets à tous les deux ?
Tori Miki : Pline étant pré-publié à un rythme mensuel, c'est une cadence assez infernale. Surtout vue la nature de notre collaboration et la quantité de travail que cela représente en termes de dessin et de documentation. Nous publions également en parallèle la série Gli artigiani, sur la Renaissance. Ce sont des épisodes courts de 4 pages, mais nous sommes encore loin du nombre de pages nécessaire pour la publier en un ouvrage relié. De plus, la série est entièrement en couleur, cela prend donc énormément de temps. Je n'ai pas le loisir de penser à un autre projet !
Mari Yamazaki : Quant à moi, à relativement court terme, je voudrais reprendre et achever mon manga Giacomo Foscari, dont le premier tome est sorti en France.

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